Tribune
Antoine Arjakovsky, Historien, co-auteur de « Révéler la politique. Quelle science morale et politique pour le XXIe siècle ? Pour quel enseignement ? » (Hermann, 2024)
Antoine Arjakovsky décrit les rapprochements en cours en Ukraine entre les chrétiens de différentes confessions, tous confrontés à la violence de l’agression russe et à l’impératif d’union nationale. Il raconte comment orthodoxes et gréco-catholiques travaillent ensemble.
Antoine Arjakovsky,
le 23/01/2025 à 07:20
Antoine Arjakovsky raconte comment orthodoxes et gréco-catholiques travaillent ensemble en Ukraine.
Le cardinal Konrad Krajewsk, Mgr Sviatoslav Shevchuk, archevêque majeur de Kiev, et Mgr Mieczyslaw Mokrzycki, archevêque métropolitain de Lviv
VALERIA FERRARO / SOPA/SIPA/REUTER
"Ce qui se se passe aujourd’hui en Ukraine concerne toute la planète. Sur un plan géopolitique, il est devenu évident que la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine dispose d’une dimension néo-impériale ayant des répercussions de la mer Baltique jusqu’en Corée du Nord.
Il en est de même sur un plan ecclésiologique. La lutte acharnée que mène le patriarche Cyrille de Moscou contre l’Ukraine, au point de qualifier de « guerre sainte » l’agression de la Russie, a conduit à un schisme avec le patriarcat œcuménique de Constantinople. Ce positionnement du patriarcat de Moscou a été condamné en 2024 par la plupart des Églises chrétiennes, à Rome, à Genève ou à Athènes. C’est pourquoi les lignes de rupture, mais aussi les rapprochements existentiels en cours entre les chrétiens en Ukraine, ont des répercussions sur l’ensemble du mouvement œcuménique [1].
L’Ukraine, maison commune
En Ukraine, dès 2017, le Conseil panukrainien des Églises et des organisations religieuses a adopté une déclaration commune : « L’Ukraine est notre maison commune », dans laquelle les leaders spirituels appelaient à la coopération interconfessionnelle et inter-religieuse au bénéfice de la paix entre tous les citoyens. Selon une enquête de l’Institut Razoumkov, réalisée en décembre 2023, la majorité (59 %) des personnes interrogées notent que la relation entre les fidèles des différentes Églises et religions dans la région où elles vivent est calme.
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Cependant 65 % des personnes interrogées estiment que l’Église orthodoxe russe et le patriarche Cyrille de Moscou encouragent et soutiennent l’agression de la Russie contre l’Ukraine. Les citoyens ukrainiens soutiennent en conséquence la loi récente adoptée par le Parlement ukrainien exigeant, pour des raisons de sécurité nationale, de toute organisation religieuse de couper ses liens administratifs avec la Russie. Ils sont particulièrement inquiets pour les croyants ukrainiens qui vivent dans les 20 % du territoire occupé où ils sont victimes de tortures, de viols ou d’exécutions sommaires.
Face à la barbarie russe
Dans ce contexte de cohésion nationale renouvelée du fait de la barbarie russe, il faut suivre avec attention les échanges récents entre les deux principaux leaders religieux en Ukraine, Mgr Epiphane Doumenko, le métropolite orthodoxe de Kyiv, et Mgr Sviatoslav Shevchuk, l’archevêque majeur de l’Église gréco-catholique ukrainienne. À eux deux en effet, ils représentent près de 25 millions de fidèles.
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Tandis que Mgr Sviatoslav a obtenu de façon inédite du patriarche œcuménique Bartholomée une préface à son dernier livre (Un message de paix), Mgr Epiphani a été reçu pour sa part, pour la première fois en rencontre individuelle, par le pape François le 13 décembre 2024. Les deux leaders ukrainiens, ainsi soutenus de façon croisée par le pape et par le patriarche œcuménique, se sont rencontrés le 14 janvier dernier à Kyiv. Ils ont en particulier fait part de leur souhait de reprendre les travaux du « Groupe de l’Église de Kyiv » (Kyivian Church Study Group).
Une ecclésiologie originale
Ce groupe œcuménique a été initié dans les années 1980 par des leaders orthodoxes (comme Mgr Kallistos Ware) et gréco-catholiques ukrainiens (comme Mgr Borys Gudziak). Il a comme objectif de retrouver l’ecclésiologie propre à l’Église de Kyiv, à savoir celle de la communion méta-confessionnelle qui existait en Ukraine jusqu’au XVIe siècle entre les sièges de Kyiv, Rome et Constantinople.
Cette ecclésiologie méta-moderne est très méconnue en Occident, car le narratif qui a prévalu jusqu’au XXe siècle confondait le phénomène de l’uniatisme avec celui du prosélytisme hybride. Les théologiens occidentaux, catholiques et orthodoxes, ont reconnu cependant en France en 2004, dans le livre Les enjeux de l’uniatisme, dans le sillage de Balamand, qu’on ne pouvait confondre l’ecclésiologie ukrainienne avec ce qui a pu se produire en Grèce ou à Damas. Néanmoins le souhait formulé par Olivier Clément de rédiger une histoire œcuménique de cette très originale Église de Kyiv n’a pas encore été réalisé.
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Aussi faut-il se réjouir, comme première pierre à ce travail historique, de la publication récente par Anatoli Babinskyi, aux éditions Salvator, du livre L’Église gréco-catholique ukrainienne, une brève histoire (2025), mais aussi de l’exposition récente, initiée par l’œuvre d’Orient, « Chrétiens d’Ukraine, un combat pour la liberté », conçue de façon œcuménique, consacrée aux Églises d’Ukraine.
Enfin, toujours en France, l’Institut chrétiens d’Orient et le Collège des Bernardins sont à l’origine d’une troisième initiative prometteuse, à savoir un séminaire de recherche consacré à l’étude de la situation ecclésiale en Ukraine et à la nécessaire réforme de l’Eglise orthodoxe. Ce séminaire œcuménique, qui aura lieu entre mars et juin 2025 aux Bernardins, en présentiel et en distanciel, est ouvert à toute personne de bonne volonté s’intéressant à cette Eglise de Kyiv et cherchant à contribuer à la paix (2).
Antoine Arjakovsky,
le 23/01/2025 à 07:20