mercredi 8 juin 2016

Quand l’Éducation Nationale étouffe les vocations : témoignage d’une enseignante effondrée


Photo : CC Nicolas Vigier
Comment continuer à travailler, lorsque les idéaux et la vocation les plus sincères ne suffisent plus à supporter les absurdités d’un système scolaire qui fait, de plus en plus, passer les considérations gestionnaires avant la pédagogie ? Surcharge de travail, absence de moyens, mépris de la hiérarchie et des savoirs... Une jeune enseignante raconte son combat et sa souffrance croissante dans l’enseignement secondaire. Comme un symptôme supplémentaire d’une institution malmenée, dans laquelle la souffrance, faute de pouvoir s’exprimer collectivement, est intériorisée par les enseignants. Jusqu’à la rupture.
« Ce qu’on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l’écrire. »
J. Derrida, La carte postale, 2004.

Extrait:

La réforme des collèges est annoncée depuis l’année précédente mais elle se concrétise en début d’année. Changement radical du collège vendu sur tous les médias par la ministre. Aussi douée en communication qu’incompétente en pédagogie, cette jeune femme explique à qui veut l’entendre que le modèle du collège est dépassé, que les élèves s’ennuient, que les enseignants restent affiliés à d’anciennes méthodes, que les options élitistes empêchent l’apprentissage pour tous. Le latin, le grec, les classes européennes et bilangues sont supprimées. Les classes de musiciens déchargés deux après-midi par semaine pour aller au conservatoire sont maintenues, ne semblant pas faire partie de l’élitisme visé...
J’entends partout combien les disciplines que j’ai choisies, qui me passionnent, qui je le crois sincèrement sont porteuses d’émancipation pour les élèves d’origine populaire, sont ennuyeuses et dépassées. J’entends partout que nos cours sont pleins de grammaire aride et de déclinaisons obscures. Je vois mon métier voué aux gémonies, ridiculisé, méprisé.
Moi qui n’ai jamais fait de cours magistral, qui ai traduit du rap et Pharell Williams en latin, qui ai monté une pièce de théâtre en toge avec surtitrage powerpoint, je m’entends dire que je suis élitiste, ennuyeuse et dépassée. Il faut changer, faire des projets, du concret, du ludique... Ah bon ? Quelle nouveauté ! Je m’engage syndicalement pour combattre ces mensonges éhontés, pour organiser la résistance au sein du collège et auprès des parents. Je sens un nouveau souffle s’emparer de moi, je me dis que je trouverai peut-être mon épanouissement dans le travail par ce biais là, à défaut de le trouver dans l’enseignement de la littérature.
Je décide de préparer un voyage cette année : devant le danger de disparition de ma matière, devant l’envie et la gentillesse de mes élèves, je me lance dans ce projet chronophage et compliqué d’une visite de la Provence romaine.
Exposée en tant que syndicaliste, je me retrouve convoquée chez la principale pour différents motifs, je reçois des remarques déplacées et des regards désapprobateurs. J’organise une réunion syndicale qui se déroule tant bien que mal : je fais de mon mieux pour qu’on laisse parler les collègues qui défendent cette réforme que j’abhorre, afin qu’ils ne se sentent pas acculés. Le lendemain, une collègue m’agresse devant mes élèves, dans la cour, me reprochant ce que d’autres ont dit à la réunion. Elle m’impose l’entière responsabilité de tout ce qui s’y est dit.
Au bout de quelques mois, tous les voyages prévus sont annulés faute de moyens. La principale ne souhaite pas financer les voyages sur les fonds du collège, assumant sa gestion « en bon père de famille » nous dira-t-elle. Les élèves et les parents sont déçus, quant à moi...
Trop de choses s’accumulent.
J’ai trop donné, pour rien.
J’ai trop espéré, pour rien.
J’ai trop combattu, pour rien.
Je m’effondre.
Je prends rendez-vous chez la psychologue du travail pour lui exprimer mon mal-être. Pendant une heure, elle prend des notes en me demandant ce qui ne va pas. À chaque réponse que je lui donne, elle me dit ne pas comprendre. « Qu’est-ce qui ne va pas ? En quoi est-ce si grave tout ça ? Pourquoi ne pas voir le verre à moitié plein ? »Je me sens illégitime dans ma souffrance, j’ai l’impression d’être une enfant qui fait des manières. Je suis choquée par son manque de bienveillance, je pars encore plus déboussolée qu’à mon arrivée.
Il n’y a pas de réponse, il n’y a pas de solution, il n’y a pas d’écoute.
Je suis entrée dans ce métier pour faire des choses concrètes, prise d’une passion vraie, d’un désir profond. Je me suis fait abattre, année après année, jusqu’à ce qu’il ne reste en moi ni confiance, ni espoir, ni désir. Je ne sais plus qui je suis, je ne sais plus ce que je veux. C’est fini.
Nous sommes en avril et je ne retournerai plus au collège.
Comment se reconstruire, comment être et vouloir à nouveau ?
Carmen Angor