Cette phrase m’a frappé par sa justesse. Elle m’a poursuivi toute la semaine. Car de tous les langages humains – la parole, la musique, la danse, les rites religieux – il en est un qui parle directement aux tripes, au sens propre du terme, autant qu’à l’âme : la cuisine. Faire la cuisine, faire l’amour Il y a douze ans, j’ai fait un voyage au Brésil. C’était en février ; je suis allé au carnaval de Rio ; c’était beau et exaltant, mais dans cette grande ville dominée par le Corcovado, une chose m’a déçu. La nourriture. J’avais assisté au grand spectacle des chars et des danses ; j’avais arpenté la plus grande forêt urbaine du monde ; mais tous mes passages à table, ou mes arrêts à des échoppes de rue, m’avaient, littéralement, laissé sur ma faim. Je décidai alors de monter plus au nord, à Salvador de Bahia. A mon arrivée, je poussai la porte d’un petit restaurant de quartier sans prétention. Des plats mijotaient dans de grands bacs en inox, un peu comme à la cantine. Je décidai de goûter un peu de tout (on payait ce qu’on mangeait au poids). Ce que j’ai découvert dans ce restaurant, et ce que j’y ai mangé, rien, et surtout pas Rio de Janeiro, ne m’y avait préparé. Ces préparations culinaires, où figuraient aussi bien du lait de coco, du piment, du poulet, du porc, que des fruits de mer, étaient un mélange envoûtant d’influences africaines, indigènes et portugaises. C’était un festival de saveurs créoles et bariolées – car ces plats étaient aussi beaux –, puissantes et subtiles, au fond plus émouvant et plus impressionnant que le défilé exubérant du sambodrome auquel j’avais assisté quelques jours plus tôt. J’étais arrivé là un peu déprimé et blasé ; j’en ressortis ragaillardi et réconcilié, en me sentant aussi bien que si je venais de faire passionnément l’amour. Ma comparaison vous paraîtra peut-être hardie ; mais c’est exactement ce que j’éprouvai à ce moment, et vous conviendrez que cela n’arrive pas si souvent en sortant de table. Cela n’a rien d’oiseux : il faut, pour bien faire la cuisine, non seulement beaucoup de savoir-faire et d’imagination, mais aussi beaucoup d’amour. Et beaucoup de caractère. Cet amour et ce caractère, qui reflètent en effet la culture des peuples. Mais aussi, à une autre échelle, celle des familles et des personnes. L’amour, la passion, le savoir-faireUn plat mijoté, ce n’est pas seulement des ingrédients. C’est autant un bouquet garni d’herbes aromatiques, que de souvenirs, et d’intentions.
Quand je pense à la cuisine française, je pense par exemple à la lenteur d’un bœuf bourguignon – en parlant de bouquet garni. Le temps qu’il faut pour, patiemment, préparer un à un chaque ingrédient ; le temps qu’il faut pour le cuire, à feu doux ; mais aussi, après cela, le temps qui lui est nécessaire pour déployer toute la subtilité de ses saveurs. Un bœuf bourguignon est en effet toujours meilleur réchauffé ! Vous aurez compris que j’aime beaucoup le bœuf bourguignon – aussi bien le faire que le manger ! Mon personnage de roman que je citais au début de cette lettre a raison de voir, dans le fumet et l’arôme des plats, une expression de l’âme de ceux qui les préparent, les plébiscitent, en perpétuent la tradition et les dégustent. C’est d’autant plus vrai des plats populaires. Il y a, dans le bœuf bourguignon – je vous parle de ce plat, mais je pourrais tout aussi bien vous parler du coq au vin, de la garbure béarnaise ou des tripes à la mode de Caen – à la fois une générosité, un bon sens, une inventivité, un hédonisme, typiquement français. Les différences d’état d’esprit et les subtilités culturelles s’expriment autant en cuisine que dans les langues parlées. Les deux touchent au fond au même organe : la bouche. Il y a autant de contraste, à l’oreille, entre la langue suédoise et la langue italienne, qu’entre leurs cuisines ; et même au sens plus large entre la cuisine nordique et la cuisine méditerranéenne. Et ces contrastes sont éloquents, à la fois du rapport au plaisir, mais aussi du rapport au partage, de ceux qui les préparent. Oui, la cuisine d’un pays – ou d’une région – exprime l’amour, le savoir-faire, la passion du peuple qui l’habite. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai d’où tu viens (et où tu veux aller)L’expérience du voyage est pour moi indissociable des plaisirs de la bouche. On ne voyage pas pour manger la même chose que chez soi. Culinairement parlant, j’ai assez mal vécu le voyage que j’ai fait il y a quelques années en Suède. Tout comme la cuisine de « terroir » britannique m’a toujours laissé un goût de gras et de fade en bouche. Quant aux deux années que j’ai vécues aux Pays-Bas, je les ai traversées, d’un point de vue gustatif, comme on traverse un désert : sorti du gouda, du hareng mariné ou frit et des croquettes, les repas sont d’une monotonie et d’une platitude… conformes à la géographie du pays. J’aime beaucoup les Pays-Bas pour plein d’autres raisons, mais je vous assure que deux ans passés à manger la cuisine locale vous font éprouver, tout au fond de l’estomac, un cruel mal du pays. Ça n’est pas pour rien que ces pays, qui ont une tradition culinaire assez pauvre, liée par ailleurs à leur climat, la « compensent » aujourd’hui par une multitude de restaurants de cuisines du monde, d'ailleurs souvent issues de leur ex-colonies (vous trouverez d'excellents restaurants indonésiens aux Pays-Bas). Ce rapport à la cuisine d’un pays résume donc aussi son histoire : les cultures les plus « neuves », comme celle des Etats-Unis ou de l’Argentine (où j’ai aussi vécu) sont celles dont les cuisines sont les plus basiques. Le degré d’élaboration d’un hamburger américain ou d’un asado argentin est à l’aune non seulement de la « jeunesse » de ces deux ex-colonies, mais aussi de la priorité donnée à l’uniformité et à l’efficacité, sur l’équilibre et la subtilité. À l’inverse, quoi de plus fascinant que l’exploration de la cuisine japonaise, chinoise, indienne ou maghrébine, dont les plats racontent la diversité des histoires régionales ? L’universel dans l’assietteÀ quoi pensez-vous lorsque vous sentez les épices d’un tajine, la coriandre d’un phở vietnamien, le beurre rance du fonio sénégalais ? Si vous vous laissez faire, ces parfums vous transportent plus sûrement qu’un avion. Ils vous font voyager, non seulement dans l’espace, mais dans le temps. Ils racontent l’histoire des peuples, de leurs climats, de leurs fêtes. Dans les plats du monde entier, on retrouve les grandes lois de la vie : le besoin de nourrir, le plaisir de partager, l’inventivité dans la contrainte. Toutes les cultures ont inventé une soupe ou un bouillon de récupération. Le potage occidental, le minestrone italien, la soupe miso japonaise, ou encore le pho vietnamien... Tous sont nés de la même question : que faire des restes ? Et que dire des pains ? Du naan indien au pain pita, du pain au levain au pain azyme, l’humanité entière semble s’être donné pour mission de faire lever la pâte. Faire gonfler un morceau de pâte sous l’action du levain, c’est non seulement le début de la cuisine, mais aussi celui de la civilisation ! C’est pourquoi je trouve admirables, aujourd’hui, les personnes qui font leur pain elles-mêmes (je vous l’avoue : je n’ai, moi, ni le temps ni le courage) : elles se réapproprient une histoire plurimillénaire tout en répondant à l’impératif de se nourrir soi et les siens. Elles sortent du tout fait, du tout industriel. Fast food partout, cuisine nulle partLa mondialisation a en effet standardisé bien des choses, y compris les cuisines. On voit aujourd’hui s’installer les mêmes chaînes de fast food, de Tokyo à Toulouse. Des enseignes aux logos criards remplacent les gargotes familiales. MacDonald’s comprend, sur le seul territoire français, plus de 1500 « restaurants » qui servent le même Big Mac cloné à des millions de consommateurs pour lesquels, c’est le plus triste dans l’histoire, il constitue le sommet de l’horizon culinaire[2]. Presque 90 % des 18-35 ans sont clients de l’enseigne, et plus d’un sur deux s’y rend au moins une fois par mois[3]. Ces « plats » calibrés au gramme près, toujours les mêmes, préparés avec les mêmes ingrédients artificiels, servis à la même vitesse, avec les mêmes sauces sucrées ou salées, écrasent peu à peu les nuances infinies du goût de saison, du plat de région. C’est ainsi que le burger standardisé remplace la spécialité locale. Le soda, le thé. La frite de McDo, la frite belge. Savez-vous d’ailleurs combien d’ingrédients comporte, officiellement, une frite de la marque au M jaune ? 19. Parmi lesquels on trouve des produits servant également à faire du shampooing ou du dentifrice[4] ! Et pour des frites belges ? 3 : des patates, de la graisse de bœuf, et du sel. Laquelle des deux a le plus de goût ? Et pourtant, laquelle règne sans partage sur les papilles gustatives de milliards de citoyens autour du monde ? On ne mange plus, on consomme L’algorithme du « temps gagné » et de la nourriture industrielle a remplacé le rapport charnel et choisi aux aliments que l’on cuisine, à la cuisson lente et à la transmission. En termes de culture culinaire, que transmettront à leurs enfants des jeunes parents qui auront été biberonnés, dès leur plus jeune âge, aux fast foods et aux pizzas surgelées ? C’est toute une manière de vivre qu’on sacrifie au nom de la rentabilité et de la rapidité. Si l’âme des peuples s’exprime autant dans les plats qu’ils cuisinent que dans ceux qu’ils mangent, alors celle de nos jeunes générations est saturée d’exhausteurs de goûts, d’ingrédients issus de l’industrie pétrochimique et, d’une manière globale, d’une désespérante uniformité. Je suis peut-être, à vos yeux, un vieux réac, de vous écrire cela. Mais toutes les enquêtes de consommation confirment sans appel cette tendance. Il y a quelques semaines, un collègue partageait avec moi cette « nouvelle » édifiante : |