samedi 12 octobre 2024

Qui sont les Boches de l''Est?

 


La grande mémoire des bibliothèques en cache une autre, une petite mémoire intime dont les historiens ne savent pas trop comment parler. Ils s’en méfient, car elle se niche au plus profond des cœurs et peut hélas varier avec le temps. Il est normal qu’un témoignage sans preuve soit, par définition, suspect à leurs yeux. La trace que les Mosellans conservent de leur passé verrouillé restant, comme on l’a vu, celle de milliers de petits destins ordinaires, on peut parler dans leur cas d’une souffrance au deuxième degré, la souffrance de ne pouvoir raconter sa souffrance. Les vieilles générations mosellanes sont restées tourmentées, depuis 1945, par le problème de leur image aux yeux du reste de la France. Un blocage que l’on pourrait, un peu rudement, résumer par la peur de devoir, chaque fois, prouver d’abord qu’on n’est pas un “Boche de l’Est

 

Cette peur est hélas encore justifiée par la persistance d’un regard formaté sur “l’Alsace-Lorraine”, une expression fourre-tout qui a fait passer à la trappe jusqu’au nom du département. La moitié de la France l’ignore encore. Cet effacement du terme “Moselle”, né dans les cercles nationalistes parisiens après la défaite de 1870, a continué en 1919 dans les casernes des deux régions redevenues françaises où plusieurs générations de troufions désoeuvrés attendaient la quille en s’étonnant de l’accent de leur petite copine..

- Vous savez” disaient-ils en rigolant quand ils rentraient chez eux “ils sont tous un peu Boches, là-haut... 

Un folklore de tourlourou s’est ainsi niché, dans le stock de plaisanteries dont on se servait habituellement au sein des familles, de Paris à Marseille, de Brest à Nice ou de Bordeaux à Lyon... et même à Nancy... pour agrémenter la conversation. Sa nuisance n’a cessé depuis de remonter régulièrement jusqu’aux frontières, par vaguelettes soi-disant innocentes, comme un ressac de cruauté gratuite. 

Les Boches de l’Est... On pouvait supposer que des clichés aussi imbéciles auraient entraîné des réactions violentes. Mais les Mosellans, nous le savons, n’ont pas le tempérament alsacien. Ils préfèrent se taire, ils encaissent. Alors, depuis cent cinquante ans pourrait-on dire, ils vivent avec cette image inexistante d’eux-mêmes, alors que leurs pointilleux voisins réagissent au quart de tour. Au grand théâtre de l’image, les Alsaciens occupent la première rangée des fauteuils et la Moselle un strapontin. 


J.G.