mercredi 16 octobre 2024

En juillet 1940, les Mosellans ne savent plus quoi faire, partir ou rester.

 Imaginez la confusion des esprits en juillet 1940 lorsque l’annexion de fait a commencé. Dans chacune des deux Moselle, qu’elle soit romane ou germanophone ou souvent les deux par alliance, des milliers de familles se sont retrouvées dans des situations absurdes où il eût fallu être à la fois devin mais réaliste, courageux mais prudent, patriote mais habile. 


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Au nord comme au sud, chaque maison était touchée, mais pas de la même façon. Pourtant, qu’avaient donc fait les Mosellans à l’arrivée des nazis ? Certains sont partis qui pouvaient rester. D’autres sont restés qui auraient dû partir. D’autres sont partis parce qu’on les chassait mais d’autres n’en sont pas encore revenus de n’être point partis. Nul, au fond, qu’il soit francophone ou germanophone, n’avait de vraie liberté, malgré les apparences, et pourtant la décision les marquerait différemment pour l’avenir. Ils deviendraient cinq ans plus tard des Lorrains courageux ou des Lorrains soumis. Comme si l’on était obligé d’être un héros dans la vie ! Les retrouvailles furent difficiles quand, la guerre finie, chacun regagna ses pénates. Le souvenir du fameux choix de 1940, un drôle de choix en vérité, paralysa les effusions. Dans les années qui suivirent la Libération, et en mettant à part la traque normale des collabos, il y a eu beaucoup de disputes entre frères et beaux-frères, devant des parents pétrifiés. Au coin de la rue, les Mosellans les plus décidés croisèrent les plus attentistes, mais nul ne retrouva la paix des esprits. On n’osa pas poser la seule question qui pouvait débloquer la confidence. On se rencontra froidement, comme une famille éclatée dans le bureau du notaire. Et l’on a eu peur du regard de l’autre. Comment empêcher un fermier du Saulnois, chassé de chez lui par les nazis avant la fin de l’année 40, d’en vouloir à son voisin resté au village et qui avait dû vendre son blé aux occupants ? Comment un Messin retrouvant, quatre ans plus tard, sa maison pillée, pouvait-il ne pas penser que sa vieille armoire n’avait pas été perdue pour tout le monde ? Comment empêcher un jeune étudiant de Sarreguemines, qui avait risqué sa vie pour gagner les Français libres à Londres, de bouder un copain d’école fait prisonnier en uniforme vert ?  Mais comment empêcher ce “Malgré-Nous” de s’enfermer, à son tour, dans un silence amer, plutôt que de devoir crier sans arrêt qu’il n’avait pas eu le choix ? Comment ignorer que la grande majorité des jeunes enrôlés de force n’osaient pas se cacher ou s’enfuir en zone libre, de peur de voir leurs père et mère transplantés en Bohême ou en Silésie ? Pourquoi douter de la sincérité des familles dialectophones (comme on dit encore pudiquement dans l’administration par réflexe politiquement correct), de ces familles, disais-je, que la France avait repliées en 1939 vers les Charentes jusqu’à l’armistice, et que Pétain n’avait pas retenu quand les Allemands les forcèrent à rentrer dans leur village nazifié à la fin de 1940, alors qu’elles pensaient naïvement que la guerre serait bientôt finie ? Au même moment, pour certains Mosellans francophones, la terrible expulsion de 1940 était devenue peu à peu un brevet de patriotisme. Il fallait aussi les comprendre. Tout quitter dans les 24 heures, avec une valise et quelques billets, regarder, de la fenêtre d’un autobus allemand, sa maison qui s’efface au loin... Rongeant leur frein durant plus de quatre ans à l’autre bout de la France, dans des conditions souvent misérables, et sous l’effet d’une réaction bien humaine, beaucoup d’entre eux ne pouvaient plus repousser l’idée que les Mosellans demeurés au pays, qu’ils soient germanophones, ou même francophones, avaient eu de la chance dans leur malheur.


J.G.